Le prince des Rêves Oubliés
Il y a bien longtemps, un Être flottait dans un monde vide. Le temps et l’espace n'avaient pas d’emprise, le passé et le futur étaient interchangeables. Jusqu’au jour où un murmure vint rompre le silence éternel de ce monde. Cet écho se fit ressentir comme une onde d’eau dans un lac. Prise de curiosité, l’Entité se rapprocha de l’origine du son. Elle y découvrit une personne bien étrange qui semblait bien perdue dans ce monde sans sens. C’était la première fois que l’Être rencontrait une autre personne et c’est pour cela qu’il la nomma, dans son esprit, la Première.
L’Entité ne pouvait s’empêcher d’observer cette nouvelle créature et la manière dont le monde réagissait à sa présence. Son monde si vide semblait prendre forme et couleurs autour de la Première. Tant de couleurs et de choses que l’Entité n’avait jamais vues. Elle en était tellement éblouie qu’elle en oublia de se cacher et, lorsqu’elle remarqua le regard de la première sur elle, elle se cacha, effrayée, dans le recoin le plus vide de son monde. L’Être observa la personne pendant ce qui lui semblait être une éternité, bien que l’Être n’avait jamais vraiment ressenti la pression du temps auparavant. Pourtant, tout a une fin et l’Entité le découvrit abruptement lorsque, d’un coup, la Première disparut. La Première semblait avoir repris toute la couleur et la vie avec elle dans son monde d’origine.
Une douleur apparut dans le cœur de l’Entité. En effet, c’était sa seule rencontre et c’était aussi la seule fois qu’on la quittait. Pour la première fois de son existence, la créature comprit qu’elle était seule et c’était une réalité affreuse à accepter. La solitude la tordait de douleur et, avec son premier manque, l’Entité comprit son premier désir : ne plus être seule.
Le monde reprit son apparence originelle, comme si rien ne s’était passé. Or, pour l’Être, tout avait changé et il ne pouvait qu’attendre le retour de la Première ou d’une autre forme de vie. Le temps passa sans que l’Entité puisse vraiment le comprendre jusqu’au jour où un murmure brisa, à nouveau, le silence du monde. La première était de retour. L’Entité l’observa à nouveau pleine de curiosité et de peur entremêlée. La personne semblait vaquer à ses occupations en poussant différents bruits musicaux sur les choses autour d’elle. Ces sons avaient une logique et l’Être se mit à comprendre ce que ces bruits voulaient dire. Convaincue de son analyse, l’Entité voulut essayer d’en produire à son tour. C’est ainsi que l’Être prononça ses premiers mots.
“Je suis seul”
En entendant ces paroles, la Première se retourna et répondit :
“Qui est là !? S’il vous plaît, montrez-vous ! Je suis perdue ici et je ne sais pas comment rentrer chez moi ! J’ai tellement peur ici…”
La personne se mit alors à faire un bruit répétitif accompagné d’eau qui sortait de ses yeux. L’Entité n’y comprenait rien, comment cette créature pouvait avoir peur alors qu’elle venait envahir son monde si paisible. Si quelqu’un devait avoir le droit à la peur ici, l’Être était convaincu que c'était bien lui-même qui le méritait ! Pourtant, en voyant la Première sangloter, l’Entité sentit de la tristesse et elle décida alors de se montrer. La Première regarda alors l’Être avec prudence et lui demanda :
“Où sommes-nous ? Qui êtes-vous !? Comment est-ce que je suis arrivée ici ? Je pensais m’être endormie et en me réveillant, je me retrouve prisonnière ici !”
L’Entité répondit d’un ton effrayé :
“Je suis désolée, mais je ne peux répondre à aucune de vos questions. C’est la première fois que quelque chose vient troubler la monotonie de mon monde. C’est d’ailleurs pour ça qu’à mes yeux, vous êtes la Première. Et je dois bien avouer que j’ai, moi aussi, beaucoup de questions à vous poser !”
La Première répliqua avec un rire narquois :
“La Première, moi ! C’est bien la première fois, car dans mon monde, nous sommes nombreux comme moi ! Des gouttes condamnées à voguer selon les bons désirs des vagues du destin dans un océan d'indifférence. Mais j’imagine que vous n’y comprendriez rien, alors, si je dois attendre ici, je peux au moins le faire en votre compagnie et vous partager mes ennuis.”
L’Entité et la Première parlèrent de tout et de rien, de leur monde respectif et des ennuis du quotidien, un concept bien flou pour l’Être. Soudain, la Première disparut d’un coup. L’Entité était dépitée, leur conversation avait été longue et pourtant, elle semblait n’avoir duré qu’une seconde. L’Être comprit que le temps passe injustement vite lorsque l’on s’amuse et douloureusement longtemps lorsqu’on s’ennuie. Mais cette fois-ci, la Première n’avait pas pris toutes les couleurs avec elle, il restait quelques lueurs qui persistaient là où elle se trouvait. L’Entité s’empressa de les prendre et, usant de toutes ses forces, elle remplit son monde avec les restes de couleurs. Désormais son univers terne et vide était rempli de sons et de lumières. Tant de choses que l’Être pouvait manipuler pour modifier l’environnement autour d’elle. La prochaine fois que la Première viendrait ici, elle n’aurait plus peur.
Le temps passa à nouveau et, bien que seule, l’Entité avait un but et elle avait tant de choses à faire pour l’atteindre. L’Être était tellement occupé que, lorsque la Première réapparut, il avait le sentiment d’avoir manqué de temps. Cette fois-ci, la Première n’avait plus peur et elle se mit elle-même à chercher l’Entité.
“Il y a quelqu’un ? Est-ce qu’il y a toujours une chose étrange qui rôde ici ? Tout a tellement changé…”
En entendant ces mots, la créature se rua d’impatience pour rejoindre la personne qui prit à nouveau la parole :
“Ha, tu es là ! Je vois que tu as fait des changements ici. Écoute, je pense que je peux t’aider à mieux comprendre ton monde. En effet, à chaque fois que je me retrouve ici, la dernière chose dont je me souviens, c’est de m’être couchée dans mon lit. Donc j’imagine que tout ça n’est rien d’autre qu’un rêve très sophistiqué ! Hahaha rien n’est réel ici ! C’est dire que mes amis avaient raison, j’ai juste beaucoup d'imagination.”
L’Entité tourna la tête et répondit d’un ton étonné :
“Comment ça un rêve ? Mais je suis bien réel… Enfin, je pense ! Ça n'a pas de sens, ce monde, mon monde continue à vivre quand tu n’es pas là.”
La Première tapota ses doigts sur sa tempe et répondit :
“Hmmm, tout ça est bien intrigant. Mais bon, j’ai toujours adoré résoudre les mystères, alors avoir la chance d’en avoir un rien qu’à moi durant mon sommeil. J’imagine que je devrais voir le positif dans cette situation.”
La personne se mit alors à rire et l’Entité se mit à rire, elle aussi, sans vraiment trop comprendre pourquoi. Les deux individus se mirent alors à parler jusqu’au réveil de la Première. Ces discussions oniriques devinrent un rituel quotidien que les deux partageaient.
Un jour, la personne s’approcha de l’Être avec un engouement inhabituel.
“Ecoute, j’ai remarqué une chose bien étrange. J’ai l’impression qu’on se parle tous les soirs et pourtant, j’ai honte de l’admettre, mais je ne connais pas ton nom !”
L’Entité observa la personne sans trop réagir :
“Comment ça un nom ? Qu’est-ce que c’est ?”
La Première reprit alors la parole avec enthousiasme :
“Hé bien, c’est la manière dont on t’appelle ! Par exemple, tu m’appelles souvent la Première car je suis la première personne et, soyons franc, la seule personne que tu as rencontrée. C’est comme ça que ça marche un nom. C’est une chose qui n’appartient qu’à toi, mais que tout le monde utilise et qui permet de te reconnaître, de te rendre unique. Je sais que ça peut paraître superflu parce que nous ne sommes que deux ici et donc les seuls mots “moi” “toi” et “nous” devraient suffire pour ne pas nous perdre. Pourtant, j’ai le sentiment, qu’un nom, c’est quelque chose d’important. Je possède un nom en dehors de la Première, bien que je n’arrive jamais à m’en rappeler ici. Alors soyons sur un pied d’égalité et trouvons un nom qui te convienne !”
L’Entité était charmée et le monde semblait vibrer sur le même ton mélodieux :
“Faisons ça ! Malheureusement, je n’ai aucune idée de nom, je n’en connais aucun.”
La Première répondit :
“Ne t’inquiète pas, je pense avoir trouvé un bon nom. Cet endroit, c’est un peu ton royaume. De plus, je te l’ai déjà dit, mais quand je me réveille, je n’arrive jamais à me rappeler de mes rêves. Pourtant, quand je suis ici, je me rappelle de chacune de nos entrevues. Avec ces éléments, je pense avoir trouvé le parfait sobriquet ! Tu es le Prince des Rêves Oubliés !”
En entendant ce nom, l’Entité ressentit un mélange de joie et de tristesse. Elle avait désormais un nom, elle était un prince régnant sur un royaume de rêves. Malgré tout, elle prit conscience de son fardeau, car l’oubli était son destin, une fatalité partagée par de nombreux songes à laquelle elle ne faisait pas exception.
Au fur et à mesure des allées et venues de la Première, le Prince des Rêves cernait de mieux en mieux le passage du temps et la notion même d’espace. Si la première pouvait arriver dans son monde, le Prince pouvait utiliser ce passage comme une fenêtre pour apercevoir des aperçus du monde éveillé. Là, l’Entité observait la Première et il remarqua avec stupéfaction que l’apparence de la personne avait changée. En observant son monde, le Prince des Rêves Oubliés comprit la nature destructrice du temps, il comprit que la mort était à la fin de tous les chemins. La Première était condamnée à disparaître comme toute chose dans cette réalité. La mortalité terrifiait l’Être, pour lui, la fin d’une chose était un concept absurde, puisque dans son monde, il pouvait faire durer ce qu’il voulait. Convaincu d’avoir un nouveau devoir envers la Première, le Prince des Rêves oubliés imagina un plan.
Une nuit, où la Première vagabondait dans le royaume des rêves, le Prince décida de mettre son projet à exécution. Cependant, la culpabilité le rongeait de garder un tel secret à sa seule amie. Il s’approcha de la personne.
“Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer que, dans ton monde, tu n’as pas la même apparence ! Tu sembles plus faible et fatiguée…”
Elle regarda l’Entité avec un sourire :
“Ah ah petit cachottier ! Tu es donc capable de percevoir le monde des éveillés ! Hé bien oui, dans ma réalité, je suis bien vieille… Tu comprends mieux la notion du temps, mais tu n’as pas de raison de comprendre ce que les années veulent dire pour moi. Cela fait presque 60 années que l’on se connaît très cher. Et cette faiblesse dont tu parles, c’est une maladie qui ronge mon corps.”
L’entité était dépitée :
“Mais, mais ça veut dire que tu vas disparaître ! Je ne peux pas rester sans rien faire à te laisser dépérir !”
La personne répondit d’un ton calme :
“Oh, ne t’inquiète pas. J’ai eu une vie bien remplie et je suis en paix avec mon destin. J’ai de nombreuses personnes que j’ai aimées et qui m'aiment, que je sois éveillée ou endormie, pour m’accompagner dans ce dernier voyage. Et puis vois le positif, ma maladie me fait dormir, donc je passe plus de temps avec toi.”
L’être rétorqua:
“Mais je pourrais te sauver ! Ici, je peux moduler la durée du temps. Nous pourrions vivre des aventures durant des milliers d’années alors qu’un seul mois se serait écoulé dans ton monde. Tu resterais dans ce corps-ci, sans douleur et sans fatigue ! Imagine un peu, c’est comme un nouveau départ que je t’offre.”
La Première avait un air agacé :
“Je comprends ta peine mon ami, mais j’ai une famille qui m’attend dans mon monde. Je ne veux pas d’un nouveau départ. Je veux finir mes jours avec ceux que j’aime. Et puis tout ce que je fais ici est dépendant de ta volonté. Rien n’est réel, tout est de ta confection. Si rien n’est réel, ces choses ont-elles vraiment un sens ? Tu as de bonnes intentions, mais ce que tu me proposes, c’est une cage dorée ou dépérir lentement.”
Le prince répondit d’un ton plus agressif :
“Comment ça, rien n’a de sens ici ? Je peux créer ce que je veux dans ce monde, que ce soit ta famille ou tes rêves ! Tu ne verrais même pas la différence ! Je vous ai assez observé et, avec un peu plus de temps, je pourrais créer des copies conformes de ceux que tu côtoies. D’ailleurs vivre dans cette prison dorée ne semble pas t’avoir dérangée depuis tout ce temps !”
La première s’exclama :
“Comment ça depuis tout ce temps !? Qu’est-ce que tu me caches ? Depuis combien de temps est-ce que je suis dans ton royaume cette fois-ci ? Réponds-moi !”
Le prince était devenu plus craintif et il reprit d’un ton discret :
“Seulement un mois… Je voulais te faire la surprise, je pensais que tu apprécierais d'être ici à mes côtés ! Je t’assure que ton corps est pris en charge par ta famille.”
La première était paniquée :
“Mon temps est déjà limité et tu m’annonces que ça fait un mois que je suis prisonnière ici ! Ma famille doit être morte d’inquiétude ! Pourquoi as tu fait une chose pareille ? Je pensais que je pouvais te faire confiance ! Je pensais que nos rendez-vous te suffiraient, tu aurais dû m'en parler avant de faire ça ! Il faut que je me réveille… Pourquoi je ne parviens pas à me réveiller !? Laisse-moi me réveiller !”
A ces mots, le Prince relâcha son emprise sur son amie et elle disparut avant d’avoir pu entendre la réponse murmurée par l’être :
“Je suis désolé.”
Le Prince des Rêves Oubliés ne revit jamais la Première.
La tristesse et la culpabilité gangrenaient son esprit, si bien qu’il laissait le monde qu’il avait créé dépérir. A nouveau, le Prince était seul et cette solitude le rendait fou. Avec le temps, la tristesse se transforma en colère et la culpabilité en rancœur. Si ses invités ne voulaient pas de son cadeau, il les forcerait à rester.
Déterminé, le prince se mit alors à chercher les individus perdus dans le monde des songes afin de les amener dans son royaume. Ceux qui sont capturés par le Prince des Rêves Oubliés ne se réveillent presque jamais.
Note de l’auteur: Ce mythe est l’une des explications supposées de la maladie du sommeil qui se propage depuis des siècles dans le monde de Sycarius. Elle a été racontée par l’une des rares personnes ayant pu s’échapper du Royaume des Rêves Oubliés.